PROJET NOMMÉ POUR LE PRIX COAL 2020

Linda Sanchez est née en 1983 à Thonon-les-Bains, France. Elle vit et travaille à Marseille, France.

Entre sculpture et installation, dessin et vidéo, Linda Sanchez joue avec les lois et les phénomènes physiques. De l’horizontalité d’un plan d’eau à la trajectoire d’une chute, de la liquidité du sable à l’élasticité d’un liant, elle observe des phénomènes existants, ajuste leur échelle, leur corrélation, leur durée. Dans un rapport élémentaire au matériau et au mouvement, elle travaille par allers-retours sensibles entre intuition et expérience. Des notions de hasard et d’ordre, de figures de chute, d’écriture du temps ; ses œuvres fixent le mouvement dans la matière, l’écrivent, le mesurent ou le transcrivent. Diplômée de l’École supérieure d’arts d’Annecy, elle mène plusieurs collaborations avec des chercheurs, écrivains, artistes et participe à divers projets et expositions : musée d’Art contemporain, Prix de la fondation Bullukian à Lyon, Casa de Velázquez (Madrid), 62e salon de Montrouge, bourse Révélations Emerige, Prix des Amis du Palais de Tokyo.

Le lichen est un végétal singulier, ayant une double nature, étant issu d’une symbiose entre un champignon et une algue. Faisant partie de la biodiversité négligée, il recouvre néanmoins 6 % de la surface terrestre. Les lichens seraient présents sur terre depuis 600 millions d’années, et les plus vieux fossibles retoruvés datent du Dévonien précoce. En plus d’être de parfaits témoins de l’indice de pollution, ils ont une capacité de résistance à des conditions extrêmes de même qu’une faculté de reviviscence. Cela en fait un des organismes pionniers par excellence.

L’installation Colonie de Linda Sanchez se compose d’objets de natures, de matériaux et de formes différents, tous liés par un même caractère, celui d’être colonisés par du lichen jaune orange. Ces éléments sont collectés, glanés, déterrés, détachés de divers lieux sur le territoire : en bordure des routes, des rivières, des ruines, des périphéries des villes, des zones désaffectées, là où rien ne bouge. Pavés, bouts de trottoir, tuiles, cornières, plots, mobiliers urbain se tiennent ensemble, en dépôt, comme un vestige composite reconstituant un pointillisme coloré. Recouverts par l’épaisseur du temps, ces rebuts sont des reliques de notre occupation passée, récits de la manière dont nous habitons le territoire, dont nous façonnons le paysage. Les lichens et mousses sont symboles de l’oubli et de l’abandon, des signes du temps qui passe, ce contre quoi nos sociétés luttent de toutes leurs forces.

Pourtant, « ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons », écrit Etienne Klein dans Les tactiques de Chronos. Le projet Colonie décrit de manière poétique comment cette autre forme du vivant qui nous a précédés et qui nous succèdera, laisse une impression de relativité à la temporalité humaine. Cette double colonisation, entre nature et culture, emprunte deux sens chronologiques inversés : le vestige et le projet, la vitesse et l’intemporalité.

 

Quel est votre premier rapport sensible avec le vivant ?

La prise de conscience des temps de vie infiniment longs, presque intemporels, de certains êtres vivants, donne le vertige. Entre mondes humains et non-humains, les vitesses des vies, leur rythme et leur chevauchement, les réseaux si complexes de leur processus, leur évanescence, est un miracle. J’en éprouve toute la relativité de ma propre échelle de perception. Intuitivement, le vivant est relié au mouvement et aux comportements dans les détails de la matière. Torsion, répétition, circularité, twist, rebond, écrasement, poussée… Dans une image de pensée, la vie nait dans un pli.

J’ai plusieurs fois collaboré avec des chercheurs et physiciens (Laboratoire Matière et Systèmes Complexes Paris Diderot, l’Institut Pierre-Gilles de Gennes). Comment les formes apparaissent dans la nature, se génèrent et mutent ? Leurs expérimentations ressemblent à la sculpture, et fait appel à une appréhension sensible, concrète, visuelle et qui induit aussi le geste et la main. L’aspect des craquements dans une argile est apparenté à la croissance des veinures d’une surface végétale, à la cartographie d’une ville : des typologies différentes mais qui racontent l’histoire des formes, leurs ossatures, leurs mécaniques internes, leurs généalogies…

Qu’est ce qui a inspiré votre projet ? 

Ça vient d’une idée de la tendresse. Comment deux choses de natures différentes, (origines, modes de fabrication, récits) peuvent, par une caractéristique intrinsèque inédite, se regarder. Et, selon un réseau de relations intérieures, appartenir à la même famille, ou au même genre. C’est aussi un lien au camouflage où les contours, figures et motifs s’entrelacent, et démettent les catégories et les ordres préconçus. Colonie présente cet ensemble relié, comme un vestige composite, reconstituant un pointillisme coloré.

J’ai travaillé quelques années avec le service archéologique de la ville de Lyon*. L’archéologie préventive travaille à la sauvegarde du patrimoine, sous le bâti urbain, dans une urgence liée aux plans d’aménagement du territoire, des travaux publics et privés. C’était une collaboration riche en partage sur nos univers et logiques de travail. L’archéologie est un récit qui précède l’écriture de l’Histoire et de ses versions.  C’est dans la continuité de ces travaux, durant la résidence à la Casa Velasquez à Madrid, que le projet a commencé, sur le site Baelo Claudia (ancienne cité romaine située à Bolonia, près de Tarifa en Andalousie).

*Partenariat avec les Pratiques Plastiques Amateurs de l’École des Beaux-Arts de Lyon.

Vous avez beaucoup travaillé avec le vivant donnant à vos oeuvres une dimension aléatoire. Ici, vous vous intéressez aux lichens qui colonisent des objets trouvés…

Dans mon travail, j’observe et joue avec les physicalités, les structures et les transformations de la matière. La liquidité du sable, l’architecture d’une toile d’araignée, le comportement d’une goutte d’eau… Des phénomènes qui existent déjà. A l’image de vivant, ils semblent parfois se mouvoir de manière autonome. Les figures de la chute, de la bascule, glissade, sont très présent, comme le constat assumé de leur non maitrise et de leur insaisissabilité.

Le lichen est un végétal singulier, symbiose d’un champignon et d’une algue. C’est un organisme pionnier très résistant et qui a une faculté de reviviscence. Comptant des dizaines de milliers d’espèces, un lichen peut avoir trois mois, comme trois milles ans. Cette forme d’intemporalité est troublante. Son mode de croissance et d’expansion se fait par colonisation des surfaces. Cette structure de déplacement renvoie à la manière dont l’homme colonise et habite le territoire.

Colonie tient dans ce paradoxe entre des objets façonnés par l’homme, et l’épaisseur du temps qui les recouvre.

Quel est votre rapport à la collection et au prélèvement ?

L’ensemble de mes travaux sont des tentatives de captures, de relevé, d’enregistrement, de prélèvement de mouvements et de sections de temps inscrits dans la matière. Je construis des techniques, des composés et des dispositifs pour les écrire et les transcrire. Ce rapport de sens et de méthode, s’ancre plus dans une histoire de la sculpture, dans un lien très humain de regard sur le paysage. Le rapport à la collection est plus nouveau dans mon travail, et m’intéresse pour son système d’organisation, notions de réseaux et de trames qui sous-tendent ces ensembles.

Quel est votre engagement environnemental en tant qu’artiste et citoyenne ?

Mon travail s’ancre dans une problématique environnementale, par le rapport aux matériaux et éléments pauvres et premiers, comme par des gestes simples, empiriques, et toujours en évolution dans un rapport non autoritaire à ce qu’il advient de l’expérience.

Le film de la goutte d’eau*, le « tissu de sable », « Colonie », « 30cm » de tronc d’arbre, « la détente » sont des d’œuvres qui ont un lien étroit et intact à la nature. Elles en sont des échantillons objectifs, actifs et transférés, selon une question de coexistences naturelle et culturelle.

Elles témoignent aussi d’un lien à un temps long, de quelque chose qui apparait très lentement et petit à petit… décale les échelles de perception. « Ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons », écrit Etienne Klein dans « Les tactiques de chronos ». Le geste se veut être un vecteur de pensée sans altérer la nature de la Nature. Elle est trop souvent considérée comme une ressource gratuite, que le temps a pourtant patiemment sédimenté́, transformé, fossilisé… Le pétrole par exemple, épuisé en moins de 200 ans, est le résultat d’une dégradation lente du plancton qui a mis plusieurs dizaines de millions d’années à se former. Le projet Colonie est le récit de cette réalité aussi, le lichen est une lente apparition endémique en milieu préservé de la pollution.

* titre : « 11752 mètres et des poussières… »

Comment imaginez-vous le monde qui vient ?

Le constat du présent est déjà alarmant. La crise que l’on traverse, révèle bien la fragilité de notre système de globalisation (industriel, social et économique), notre anthropocentrisme millénaire.
La planète souffle, mais juste un fragment de seconde à l’échelle de son temps. Une trêve.  Sommes-nous capable à l’échelle mondiale de changer radicalement le cours des choses et tirer leçon de cette situation ? Un bilan tout à fait relatif par rapport aux problèmes alimentaires, énergétiques, migratoires et climatiques menaçant des milliers d’êtres humains et d’espèces du vivant. Nous laissant entre nous, espèce suicidaire et démente.

Changer de paradigme, radicalement, ensemble, exige un courage politique et un immense engagement collectif. Ralentir, amorcer une décroissance, désapprendre certains automatismes, nous offrirait tellement de belles inventions, de retour sur des champs de connaissance laissés en marge, de ré-envisager autrement l’histoire de la pensée, d’abandonner tant de mécanismes et de langages douloureux, de protéger la biodiversité, de se décentrer, de retrouver des manières d’être ensemble, de se souvenir d’aimer.

 

Image à la une : © Linda Sanchez, installation Colonie, Hall du Ministère de la culture